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Comment survivre à un mauvais spectacle de théâtre?

Article de Paul Lefebvre, proposé par Dominique L.

Pour les besoins de cet article1, nous nous limiterons au pire cas : vous ne pouvez pas quitter la salle car vous avez des amis proches dans la distribution. Tout départ en cours de spectacle nuirait à vos amitiés, à votre vie sexuelle et affective ou, horresco referens, à votre carrière. Ne pas confondre cette situation avec celle où des obstacles physiques vous empêcheraient de sortir de la salle2.

 

Toujours pour les besoins spécifiques de cet article, nous nous attacherons à la variante la plus sérieuse de la situation : celle où vous ignorez que vous allez assister à un mauvais spectacle. Vous aurez donc été dans l’impossibilité de vous préparer psychologiquement ou d’une quelconque autre façon à l’ennui habituellement insupportable qui suinte d’une mauvaise représentation théâtrale3. Signalons que cette situation se produit tout particulièrement lors de premières, lorsque vos réactions risquent d’être observées (puis éventuellement rapportées) par vos pairs. Il va sans dire que toute solution ayant recours à des soupirs bruyants, commentaires à voix haute et autres manifestations de déplaisir qui seraient ostensiblement audibles ou visibles sont entièrement hors du champ de cet article.

 

Il faut aussi préciser, même si c’était implicite dans le précédent paragraphe, que ces consignes de survie s’appliquent à cette catégorie précise de mauvais spectacles qui provoquent un ennui ferme et sans rémission. Nous excluons les spectacles dont le caractère principal est le ridicule et qui de ce fait provoquent l’hilarité4.

 

Voici donc dix procédés de survie, excluant l’évidente et classique liste d’épicerie, que vous pouvez utiliser pour mieux supporter les interminables steppes d’ennui qu’une mauvaise soirée de théâtre peut vous forcer à traverser.

 

Dormir

 

Malheureusement, cette solution simple et de plus excellente pour le teint et la santé n’est pas accessible à tous. Il ne faut pas ronfler. Il ne faut même pas entendre une douce et régulière respiration. Il ne faut pas non plus que votre ensommeillement vous fasse cogner des clous. Il faut, comme les poissons, pouvoir dormir les yeux ouverts et, comme les chevaux, pouvoir dormir debout. De plus, dormir peut s’avérer particulièrement difficile dans les rangées D, F, H, J, L et M du Théâtre Denise-Pelletier dont maints fauteuils sont affligés d’un siège à la pente nettement descendante. « Dormir assis tout en ayant l’air éveillé est une question de prédispositions naturelles et d’entraînement, si possible, supervisé5 ». Pour savoir si vous avez ces prédispositions naturelles, modifiez la mise au foyer de votre regard jusqu’à ce que la scène et ceux qui la peuplent deviennent flous, altérez votre écoute jusqu’à ce que les mots deviennent vides de tout sens. Détendez-vous sans vous affaisser. Si la personne qui vous accompagne vous donne un coup de coude dans les côtes en vous chuchotant d’une voix sèche que vous dormiez, renoncez définitivement à ce procédé.

 

Observer des détails

 

Commencer par des observations artistiques : par exemple, les détails et textures des costumes. Si vous n’êtes pas d’humeur pour le qualitatif, essayez le quantitatif : comptez les projecteurs. Attachez-vous ensuite aux comédiens : tentez d’évaluer le nombre de kilos qu’a pris Untel depuis sa désintox. Comptez le nombre de personnes qui, dans la distribution, ont subi un (ou plusieurs) liftings. Attachez-vous de façon obsessive à un détail pendant quelques minutes. Par exemple : se concentrer sur les lobes d’oreille de cet acteur chevronné qui flacotent comme du Jell-O à chaque mouvement de tête un peu brusque. Ou encore : étudier le petit mouvement de ressort vertical que fait à chaque pas le gros orteil des acteurs nô (après quatre heures d’actage spécialisé dans l’éructation vibratoire et le miaulement nippon, de flûte qui fait des ou-i-ou atonaux et du petit tambour qui fait ping, ça peut sauver son spectateur occidental).

 

Refaire la production

 

Repensez le décor, les costumes, les éclairages et la câlisse de musique. Imaginez-vous à la place des comédiens et jouez les rôles comme ils devraient être joués.

 

Fantasmer

 

Choisissez quelqu’un de la distribution qui pourrait vous plaire sexuellement et, mentalement, enlevez-lui son costume morceau par morceau. Imaginez la suite des choses. Si vous avez déjà eu des relations intimes avec un membre de la distribution, ne pas faire l’exercice sur cette personne. Les recherches montrent que l’imagination tient mieux l’esprit en éveil que l’activation de la mémoire6.

 

Repérer les ex

 

Par contre, votre mémoire vous sera utile pour le présent procédé : si l’emplacement de votre siège et la lumière ambiante le permettent, essayez de repérer, parmi les spectateurs, ceux et/ou celles avec qui vous avez déjà baisé.

 

Jouir des tics

 

Si un acteur a des tics (jeux de sourcils particulièrement développés, bêlements de chèvre en fin de phrases dans les moments d’émotion), délectez-vous-en.

 

Regarder l’heure

 

Exercez-vous à regarder l’heure sur votre montre sans que personne ne s’en aperçoive. En rectifiant innocemment votre posture générale, faites en sorte de retrousser le poignet de votre chemise – par seul petit étirement, sans y toucher avec l’autre main – afin de dégager votre montre. Reste maintenant le plus difficile : regarder l’heure sans incliner la tête ni faire voir votre regard. Il y a des théâtres où c’est plus difficile que d’autres. Les spectateurs derrière vous et de chaque côté de votre siège sont particulièrement à surveiller. Considérez chaque mauvais spectacle comme une occasion de perfectionner votre technique. Attention : si vous ignorez la durée du spectacle, regarder l’heure régulièrement peut facilement devenir un acte anxiogène, surtout après 23 h 15 quand vous avez vaguement entendu dire que « la deuxième partie est supposée être plus longue ». D’ailleurs : prendre l’habitude de toujours vous enquérir de la durée d’un spectacle avant de vous asseoir dans la salle. Si la durée est indiquée sur un panonceau à l’entrée, toujours vérifier avec l’ouvreur ou le placier si l’information est exacte. Il n’y a rien de plus désespérant qu’un spectacle qui doit se terminer à 22 h 10 et qui poursuit encore son cours comme si de rien n’était à 22 h 19.

 

Faites des exercices

 

Faites méthodiquement de petits exercices de rotation des chevilles et de relaxation de la rotule7. Répéter au besoin.

 

 

Simuler un grave malaise

 

Soyez avertis : jouer un malaise de façon crédible est beaucoup plus difficile que de faker un orgasme. On conseille de bénéficier du soutien et de la complicité de la personne qui vous accompagne. Ceux qui ont développé lors de leurs études secondaires le truc pour saigner du nez à volonté sont ici nettement avantagés.

 

Mourir

 

C’est radical : il s’agit de prendre au pied de la lettre l’expression « c’est plate à mort ». Efficacité garantie : le show disparaît, vous aussi et l’ennui du même coup. L’auteur de ces lignes a déjà eu un voisin de siège qui, pendant la représentation d’un Beckett, a ainsi décidé de tuer son ennui en mourant sur place8. (Sans même avoir l’élémentaire délicatesse de prévenir sa conjointe, ce qui était quelque peu déplorable : elle chuchotait à pleins poumons « Henri ! Henri ! Que c’est que t’as ? ». C’était agaçant.) Ce spectateur a pris la peine de mourir subitement, ce qui est la façon correcte : si la scène est l’endroit rêvé pour longuement agoniser, il n’en est pas de même pour la salle. Cette solution a aussi l’avantage non négligeable de créer une brève distraction, qui pourra dissiper pendant un court instant l’éventuel ennui affligeant des spectateurs assis près de vous.

 

Notes

 

1. Ce texte a d’abord été publié dans l’Organe spécial survie, no6, Nouveau Théâtre Expérimental, septembre 2004, p. 19-21. NDLR.

 

2. Voir à ce sujet Stéphane Lépine, « Le spectateur refoulé (jusqu’à son fauteuil) », Annales de la société de psychanalyse de Laurentides-Lanaudière, vol. XXIII, no 2, Joliette, octobre 1993, p. 27-82.

 

3. Pour connaître l’étendue et la variété de l’ennui que l’on peut ressentir au théâtre, lire les onze chapitres théoriques qui constituent la première partie de l’ouvrage fondamental de Gilbert David, De l’irritation à la catatonie : Stendhal, spectateur mélancolique, Genève, Presses du CRÉTAC, 1962.

 

4. Voir Robert Lévesque, la Liberté de crâner, Montréal, Libère, 2004. Lire en particulier le chapitre « Quel beau soleil ! », p. 77-91.

 

5. Francine Beaunoyer et Jean Grimaldi, « Le sommeil chez les juges lors des procès au civil au Palais de Justice de Trois-Rivières de 1968 à 1974 », la Revue canadienne-française de médecine légale, vol. XXXIII, no 7, mars 1976, p. 17-181.

 

6. Sigmund Freud, « Die Grossekosch ohn von der Schauspielhaus », Gesamme Werke, vol. LXXVII, Zurich, 1947, p. 987-1013.

 

7. Pour que ses passagers ne s’ankylosent pas sur ses vols intercontinentaux, Air France a produit une charmante vidéo d’exercices que l’on peut discrètement faire, même ensardiné sur un siège en classe économique. Cette vidéo, que l’on passe après le film, juste avant d’éteindre les lumières, met en vedette une très jolie nana sur une plage à Tahiti. Les exercices pour les membres inférieurs peuvent se faire sans problèmes au théâtre. Se commande chez Air France : 7,95 euros, plus frais d’envoi postal. Précisez que vous désirez une copie en format VHS nord-américain.

 

8. Je ne vous dis pas lequel, ni où, ni avec qui. C’était il y a une vingtaine d’années. Ce n’est pas que c’était si mauvais que ça, juste décemment ordinaire. Mais je crois que feu mon voisin de siège avait en partant un gros problème avec Beckett.

 

À propos de Paul Lefebvre

 

Paul Lefebvre, qui travaille depuis 2010 comme conseiller dramaturgique au Centre des auteurs dramatiques, est aussi traducteur, conférencier et professeur de théâtre.